Cité-Lettre n°4

espa tience

Projets, habitants, lieux, écritures et paroles sont des mots communs. Pourtant, par superficialité, on les survole, négligeant  ainsi leur féconde complexité.

Les mots décrivant la ville - espaces, êtres vivants et sociétés - demandent avec rigueur et enthousiasme, à être en permanence mieux définis et enrichis.

L'objectif est de tracer collectivement les  chemins de projets de transformations plus maîtrisées, non subies.

Poser sa voix et passer la parole sont d'un même élan, appelant espace et temps. Espa tience ? Espa science ? ...

La Cité-Lettre | numéro 4

Venezia- Croquis de la silhouette de la ville depuis la Riva San Biasi

UN THÈME 

Exposer – Imposer 

L’expérience de la représentation

La 17ème Biennale d’Architecture de Venise, après la sidération planétaire de la pandémie, impose avec une aveuglante lumière l’exposition du flux d’images et l’ombre portée d’une expérience sensible et sociale de la ville en reflux. 

Christian Bobin  offre une cristalline description de notre condition de voyants-voyeurs, aveuglés, éblouis, envahis, estourbis par des images.

“Les assauts des bandits sont répétés des milliards de fois par jour : une lapidation par des images. Un visible rendu fou, d’être déraciné de l’invisible.”

La Biennale d’architecture 2021 n’échappe pas  à la règle de la quantité d’images, la surenchère de leur mises en installation.  Elle met chacun au défi d’y trouver son propre chemin de rapprochements vers leur contenu et de recherches de significations possibles. Chacun, sommé ou assommé,  doit assumer une sorte d’hystérisation de la représentation. Que retient-on dès lors des contenus, ou de leur extrême théâtralisation ? Que dire de notre désarroi devant l’ampleur de cette défiance face au pouvoir singulier d’une photographie, d’un film, d’une parole enregistrée, d’une maquette ou d’un dessin  ?

A voir et à avaler

Rassurant ou non, la 17ème Biennale est une «auberge espagnole » et on y trouve aussi, ça et là,  des discours, des recensions de projets, de démarches qui touchent heureusement l’esprit et donc le corps. Y est privilégié un uppercut numérisé formidablement consensuel dans son immobilité.

Le chaos et l’hétéroclite assumés de l’ensemble de cette Biennale devient dès lors son salut. En effet, dans la mécanique systématisée de la technologie du spectacle émergent des paroles, des cheminements plus directs, préhensibles. On s’attardera ainsi dans la forêt des projets et l’on écartera, en progressant, quelques branchages numérisés contraires.

Prise de conscience par éblouissement

Le masque qui est maintes fois mis entre une idée, une forme, un lieu et sa mise en spectacle brouille et décourage la tentative de recherche de rapprochements. Il tient dès lors le visiteur dans une extériorité censée être admirative, jouant sans cesse le «coup à l’estomac» et des propos souvent abscons en guise de légende.

La visite requiert des «médiateurs». Ainsi, les lieux d’exposition sont emplis d’auxiliaires d’explications mis à disposition du  public, chargés de traduction officielle des auteurs des productions exposées. Or, les moyens et le sens d’une exposition sont précisément d’offrir un contact direct, une émotion et une intelligence non médiés avec des idées, des sensibilités, des regards sur le monde !

Ma mémoire, dans ce fatras, a conservé ce qui combattait contre cette propension à la fétichisation de l’esthétique des supports.

Recommencer à flâner

La longue répétition des périodes de confinement, alternant celles de limitations des déplacements comme de toute manifestation collective, nous en ont rendus avides. Et la décision d’aller à la Biennale de Venise différée, comme le reste, par la pandémie, renvoyait à cette faim de contacts directs et libres avec la pensée créative, des expositions, des concerts, des films.

Ainsi on en aurait oublié, avec quelque naïveté, que bien avant la pandémie, nous étions déjà fort  contraints par la virtualité d’images et slogans nivelant toute chose.

Remonter le flux

C’est peut-être, en partie grâce à, ou bien à cause de,  cet épisode de mise en suspension, à distance, douloureuse pour ma part, de l’expérience matérielle, physique du monde extérieur – et non pas, loin s’en faut, de la virtualité – que notre monde intérieur est,  à présent, différemment affecté par cette étourdissante accumulation.

Elle renvoie à cette tendance à tout faire, à tout voir très vite, pour voir plus. Puisque plus est à disposition, il faudrait refouler un désir d’habiter lentement, longuement, répétitivement les œuvres.

Résister

A quoi nous aide à résister la ville ? Comme autant de mots sous nos pas à découvrir. Au-delà d’une exposition-imposition, au-delà de l’évènementiel, du spectaculaire, les pas,  (comme dans un ver de Racine ou une phrase de Proust) résonnent dans un espace réel. Ces pas, indices que nous marchons, sont l’écho  de ce qui m’est le plus précieux : la chair des pensées comme celle des formes.

Consensus dur

Comment parler de ce qui fût précisément ressenti en visitant cette Biennale, de ce sentiment extrême où l’action d’aller vers, d’aller voir, de jouer entre soi et l’espace se trouve confrontée à sa négation même. Car, un dispositif de virtualisation, de mise en coma par trop d’images, de flux, est traversé par des gesticulations qui anesthésient toute conscience d’une expérience sensible.

La mise en pièces des réflexions, des expériences par leur «spectacularisation», où l’œuvre à voir, à déchiffrer devient le décor, la performance de l’installation par et pour elle-même, est problématique et lassante.

UN LIEU 

Venezia

La représentation des expériences

Nous n’avons pas oublié, ni les villes désertées, ni la restriction de sortie. Et pourtant, peut-être les villes sont-elles encore de formidables filets de liberté, des pompes à respiration même quand on arrête leur débit, le flux des passants. Qu’ai-je fait de cette liberté mesurée ? Que me fait encore aujourd’hui cette servitude ?

J’ai soif de tenter de le mieux dire, tandis que l’immatériel des bandes passantes occupent tout.  L’espace charnel ne pèserait-il presque plus rien ? Heureux doute profond, dans Venise même !

Car, c’est à Venise, dans Venise – puisque la préposition de lieu est ici particulièrement idoine pour désigner l’internalité infinie de La ville –  que les pas (se) rêvent et (se) créent.

Désir d’expérience : marcher

De retour dans les calle de Venise dont la mémoire des expériences ne me quitte jamais, je songe au combat que chacun d’entre nous doit mener. Ainsi, dans l’espace pratiqué, on se désensevelit de tombereaux de représentations qui assaillent, détournent de l’expérience, créatrive.

Venezia, la ville où marcher signifie penser, devenir, agir. Malgré le désir renouvelé d’immersion, je n’y habite toujours que passagèrement. La déambulation est une manière de vivre les souvenirs qui emplissent l’esprit. On est à la fois sur une Fondamenta et sous la puissance d’un Tintoretto de la Scuola San Rocco. On est aussi, chemin faisant, emplie des questions de cette 17ème Biennale ” How will we live together ? “.

De quelle compétence relève la marche dans Venise ? Qu’apprend-elle des autres cités ? En quoi cette compétence amoureuse est-elle universelle ? Comment garde t-elle de se fier uniquement à la ligne droite, à la destination comme but vital, en y substituant l’expérience de l’itinéraire hasardeux et de la désorientation ?

Punta della Dogana

La décomposition de la marche est au  cœur du travail artistique de Bruce Neuman. J’ai beaucoup aimé  l’exposition de Bruce Neuman,  Contraposto studies, (visitable jusqu’au 9 janvier 2022). Dans son oeuvre exposée la plus récente –«Nature Morte», 2020 ©Bruce Nauman by SIAE 2021- il laisse jouer le visiteur d’un dispositif mêlant images numériques et objets. Et, comme dans les mises en scène de Guy Cassiers, le résultat en est une émotion décuplée, un bouleversement enfantin, à l’opposée  de toute démonstration de virtuosité destinée à figer les regards.

La couleur et l’ensoleillement dominent, même si je suis aussi encore dans la plus que pénombre pénétrante de la Punta della Dogana (comme La plus que lente de Chopin). Un peu après, un peu plus loin, je suis en même temps et ailleurs – car Venise apprend ces superposition spatio-temporelles dans la découverte épaissie d’une isola della Giudecca insulaire et habitée.

Questions en boucle

Écrire de ses pas. Passer des pas aux mots ;  pas à pas, aux mots. Ecrire comme un sens parmi les sensations passantes, parmi les perceptions. Attachée aux rythmes des pas, de la marche urbaine, du corps, pense t-on autrement ? Autrement de quoi , ou de qui ? Hors de soi-même ?

Depuis le retour de Venise je tourne et retourne sur  l’écriture de l’expérience de ces sensations mêlées  : ce trop-plein d’images  «prennent-elles ou donnent-elles la parole» comme le demanderait Marie-Josée Mondzain ?  Qu’ont-elles à voir avec l’évolution de notre pratique, d’un corps à corps avec la ville, frappée de ce déhanchement contemporain matériel-immatériel ? La  numérisation de toute représentation, de tout échange, de toute conception, y compris celle du plan de la ville-labyrinthe via les smartphones rend t-elle en partie aveugle ?

Erreur fatale

Cette dématérialisation est un peu mise en échec ici. Nous avons croisé Strada Nuova ce petit bonhomme martiennnesque, avec son logo à la pomme. Paumé, il filmait les rues en vue d’établir ces futurs itinéraires aux traits épais, qui écrasent les plans des villes et nos yeux sur l’écran des smartphones !

UNE OEUVRE

Biennale architettura 2021

L’insignifiance augmentée

Mots,  slogans ,  sons et couleurs sont embarqués dans ce trafic généralisé de la dépossession du sensible comme rapport vital au monde.

Un dispositif qui s’affranchit délibérément, cyniquement de toute tentative d’être appréhendable, avec toute la richesse et la polysémie que cela suppose, même subjectivement et partiellement, par un sujet- public que l’on dit « non-expert » ou « profane », est un exercice de pouvoir. C’est une manière de terrorisme corporatiste que j’exècre.

Prendre le pouvoir, le pour voir

Cet abus de pouvoir procède doublement, d’une pensée magique et d’un prosélytisme  consistant à entretenir l’illusion d’une profession solitairement capable de comprendre, exposer  et résoudre les problèmes.  Lesdits problèmes,  rien moins que spatiaux, urbains, territoriaux, géographique voire cosmiques, comme des “poupées russes” relèvent d’une même conception étriquée et formaliste du projet spatial.

Les questions de l’abord des objets exposés pour les sujets-visiteurs, de ce qui frappe d’emblée, accroche ou laisse à distance, rebute ou capte l’attention ne sont pas minces. Elles irriguent les prises de l’espace, comme des prises de parole. Elles en imposent aux visiteurs. Elle le figent, Elle le fixent tant et plus par trop d’éclat, d’effets visuels, de sollicitations rétiniennes.

Émerveillement des compositions supérieures

C’est le contraire même de l’exigence intellectuelle d’ouverture, d’appréhension de la complexité du monde à travers l’autre, ce qui vient d’autres disciplines, d’autres savoirs, d’autres langages, pour sortir des  fausses évidences, apprendre toujours, questionner ses certitudes. Composer avec d’autres champs culturels, artistiques et scientifiques, est une exigence permanente pour  ne pas simplifier, imager, écraser toute profondeur et multiplicité.

Fort heureusement,  plusieurs propositions exposées, plusieurs auteurs, démarches  s’opposent à cette surenchère.  Elles se fondent sur une position morale, et, par un expressionnisme volontariste, une cohérence modeste d’outils sobres, élémentaires, directs. Y font sens et poids l’absence d’écrans, d’images médiées, comptant sur celles qui vont se construire dans la tête, l’imaginaire du visiteur à partir d’un matériau  pauvre en technologie et  riche en sensations.

La coproduction des logements, des équipements essentiels, l’hospitalité, la dignité sociale, la connaissance de son histoire architecturale et politique, la construction citoyenne sont autant  de matières à penser, à inventer pour exposer des démarches et des propositions, sans apparat.

Certaines installations essaient de jouer des deux registres, techonologique et vernaculaire, comme une manifestation de la condition contemporaine, sorte de blade-runnerisation de la représentation (référence au film Ridley Scott). Ainsi de cette table post-apocalyptique qui séduit tant les visiteurs (« Refuge for Resurgence », 2020 de Anab Jain et Jon Arden de Superflux, Londres avec Sebastian Tiew).

La Biennale cou-coupée

Certains n’ont aspiré et n’aspirent encore à travers une manie du « retour à la normale »  à un « avant » fantasmé , dénient le en-cours des bouleversements, individuels et collectifs – collectifs car individuels et individuels car collectifs – de la pandémie. Ce n’est pas l’objet de cette Biennale. Elle se saisit au contraire du désir urgent, bouillonant, impérieux d’embrasser toutes les échelles, les temps, les lectures ; l’univers entier. Sans doute est-ce son talon d’Achille…

Plutôt que des universaux architecturaux, on retiendra des miettes de constellations dispersées ou disséminées, pour les a-venir.  Le fruit en est une double ivresse voyageuse  :  happer-zapper (les tics du moment, la « lapidation par les images», la technologie etc.) et chercher à tâtons, en sortant des voies tracées, dans un désarroi non dissimulé, ce qui pourrait devenir des pistes – pour répondre aux apories de ce chaos designé.

Aucun reproche au chaos d’être une condition, au multiple et au foisonnant une posture. Je conseille de faire l’expérience de la Biennale, malgré les réserves, car elle est aussi objet d’enthousiasmes et de débats.

La Cité-Lettre

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