La Cité-Lettre 3 | Îles
UN THÈME
Horizon des mémoires
L’œil fantôme
Enfant des villes, d’aussi loin que je m’en souvienne la prison c’est un mur d’enceinte très haut, qui barre tout horizon, agrippe le regard sur une matière gris sombre et jaunâtre, des couleurs de la pierre de meulière souvent, salies par le temps. Le plus vieux souvenir est celui des murs (et des murmures) de la prison de la Santé, à Paris. Quelques années plus tard, empruntant le Boulevard Arago, et à la hauteur précise de l’imposante institution, le solennel autant que spontané ralentissement de la marche silencieuse d’hommage après la mort de Malik Oussekine en 1986, reste une image urbaine persistante.
Ce souvenir fut suivi par d’autres tangentielles, puisque ma propre expérience n’a été qu’extérieur à l’univers carcéral, voyant quelque chose que l’intérieur ne voit pas, un rapport d’échelle entre le monument et le citoyen ordinaire sciemment impressionnant.
Enfermer !
Dans plusieurs situations d’études urbaines, j’ai dû prendre en compte cette carcérale extra-urbanité intra-muros pour des projets d’aménagement à proximité, par exemple, de la prison de Metz (centre pénitentiaire de Metz-Queuleu), de celle de Champ de Manœuvre à Nantes (maison d’arrêt de Nantes-Carquefou) , de la très impressionnante prison (centre pénitentiaire pour femmes de Rennes) qui domine le faisceau ferroviaire de la gare de Rennes.
De façon plus personnelle me viennent spontanément deux autres blocs saisissants : la prison de Poissy (maison centrale de Poissy), sur le chemin de la Villa Savoye, « en pèlerinage » d’étudiant en architecture, depuis la gare du RER jusqu’à la célèbre œuvre de Le Corbusier ; la prison des Baumettes (centre pénitentiaire de Marseille) qu’a construite Gaston Castel en 1936-1940, et, son édification des esprits, par des gargouilles représentant les 7 péchés capitaux.
Et puis, cette année 2021, en contraste absolu avec ces figures urbaines de la prison, je découvre Ventotene et Santo Stefano, deux îles italiennes appartenant à l’archipel des Pontines (Isole ponziane) au sud du Latium.
Un confinement qui vient de loin
L’objet confinement qui nous a planétairement – soit presque dé-localisé – habité, peut-être conformé ces derniers mois, revêt alors de nouvelles dimensions, historiques, culturelles, géographiques.
La puissante beauté de ces deux îles et l’originalité de leur ambiance assez manifestement préservée d’un tourisme de masse prompt à s’accommoder d’une folklorisation des passions, m’obsèdent depuis lors. C’est pourquoi je voudrais partager ici, en toute subjectivité, quelques réactions que cette découverte sensible mêlée à l’information, très superficielle et partielle encore, d’évènements et projets en cours, suscitent en moi.
Avant d’être une prison, à partir de la fin du XVIIIème siècle et jusqu’en 1965, le caractère inhospitalier de Santo Stefano avait attiré, si l’on peut dire, des formes volontaires de confinement, celles d’ermites. L’histoire longue de la peine, comme la vivacité des mémoires de la période fasciste, de la deuxième guerre mondiale puis de la construction européenne attachées aux iles pontines, font écho au caractère profondément ambigu, versatile du mot « périphérie ». Celle-ci peut aussi être centrale.
Mais, aujourd’hui que s’agitent les institutions publiques et diverses formes d’expertises spontanées et sollicitées, que se montent des projets de restauration des bâtiments, de consultations de maîtrise d’oeuvre, que s’envisagent de nouvelles fonctions, muséales, pédagogiques, artistiques etc., n’est-il pas utile de mieux saisir les représentations contemporaines de la centralité souvent superposées à une économie de l’attractivité ?
UN LIEU
Europe en Méditerranée | Iles de Ventotene et Santo Stefano
L’édifiant paradoxe
Le confinement insulaire est une figure récurrente de l’exil d’opposants politiques, et, la prison conçue à la toute fin du XVIIIème siècle en est l’horizon. Le regard est simultanément embarqué vers l’infini ouvert de la mer et vers la forteresse comme morceau de terre émergé (tel le « bouchon » du volcan) et comme ensemble carcéral édifié à son sommet, sur les plans du théâtre San Carlo de Naples.
Et peut-être que ce que l’on croit là depuis toujours, paysage dans un calme olympien se révèle le fruit d’incroyables paradoxes qui invite, en ricochet, au travail critique continu sur nos propres raisonnements, individuels et collectifs.
Comment, en effet, l’un des équipements les plus urbains qui soit, le théâtre, l’opéra est apparu comme le modèle le plus adapté à l’équipement doublement le moins urbain qui soit, par sa situation et par sa fonction, la prison ? L’éloquence apparente du type architectural de la prison de Santo Stefano scelle une équivoque passionnante, en étant la traduction spatialisée de deux conceptions politiques du châtiment. L’espace y devient temps de passage entre deux époques. Je renvoie sur ce point précis à la lecture d’un texte cité en ressources.
L’opposition est ici à son comble entre ce que nous voyons et ce qui a été vécu par les différentes générations de condamnés. Désormais que la prison est fermée depuis près de cinquante ans (en 1965), et que l’ensemble se dégrade, les autorités entendent valoriser cet exceptionnel « patrimoine ». Et l’on songe à la nécessité de ne pas réenfermer, condamner dans une totalité procédurale, parée de vertus culturelles et touristiques, ce qui échappe à la raison de la force légitime.
Échapper
Je ne suis pas près d’oublier, malgré sa presque discrétion depuis le lointain relatif de la côte voisine, et sa faible hauteur par rapport à celle du rocher émergeant, la violence dominatrice de la silhouette implacable, brutale, des horizontales découpant l’ile dans le ciel, de ce « théâtre du châtiment », en comparaison de la douceur changeante des courbes, des sinuosités que le relief et la végétation forment dans l’air supérieur.
Comment conserver à l’expérience du regard, mais aussi à celle de la marche, de la promenade l’échappée vive de liberté acquise, précisément par l’abandon, la mise en friche effective des fonctions de condamnation et d’exil ?
Les Rencontres littéraires de Ventotene, s’appellent Gita al faro, hommage à l’immense Virginia Woolf. Puisse-t-elle inspirer les projets de « valorisation » !
Perpétuer l’imaginaire du lointain
Depuis plusieurs années les gouvernements successifs italiens (et européens) veulent « valoriser » Santo Stefano et des idées tournoient autour de cette île jusqu’à la récente décision de lancer un « concours international de projet de requalification de la prison de Santo Stefano ». Cet intérêt n’est pas né de la seule puissance publique mais d’une mobilisation citoyenne locale qui se poursuit.
A contempler l’horizon, à tenter de le saisir à tâtons de la main dessinant et par les mots, tandis que des échos du bruit de fond d’une agitation parviennent à ma conscience, je fais un rêve : Et si, l’on intervenait, restaurait pour transmettre, sans projet de consommation immédiate, ni de retour sur investissement médiatisé ? Et si, l’attention à la mémoire des lieux était la préoccupation exclusive de leur futur, au-delà de la génération présente ?
Eloge de la friche
J’aurais envie que l’on demande à tous ses yeux du quotidien – ceux des habitants de Ventotene – irisés de la profondeur de champ des mémoires, comment ils entendent, survivent, s’animent, habitent, s’abiment dans leurs songes. Afin que chacun est à connaître ce que leur fait ce lointain inaliénable autant que familier.
J’aurais envie que l’on recense avec patience et passion ce qui vit, poussent, nichent ou volent sur Santo Stefano et alentours, avant que de faire l’inventaire de ce qui aujourd’hui, n’importe où dans le monde, attire les foules et les devises.
Il faut offrir à l’avenir des échappées, des trous d’air dans la maîtrise d’ouvrage ou d’œuvre, vouloir ne pas tout contrôler d’un lieu, et, «programmer» l’incertain.
L’on peut ainsi, collectivement, en conscience, vouloir laisser du jeu dans les réagencements, les assemblages, laisser des chances au hasard ; admettre l’indéchiffrable, subsumer la friche fructueuse.
Au lieu du lieu
Par quoi « habiter » aujourd’hui Santo Stefano ? Ou bien plutôt : par quelle nécessité doit-on aujourd’hui habiter Santo Stefano ? Par quelles nouvelles contingences ? Et que peut/veut l’Etat dans le cours du hasard des circonstances ? C’est une question compliquée, car que l’on fasse quelque chose ou rien, c’est un choix, une manière de peser sur l’évolution de Santo Stefano : ruines et poussières ou bien « nouvelle vie » ?
La conservation des cellules en fer à cheval, loges, orchestre et scène du modèle, suffit-elle à porter la leçon de l’histoire ? De quelle histoire et auprès de qui ? Les contraintes de leur situation d’inacessibilité doivent-elles être à tout prix surmontées au nom d’une intense fréquentation, exigence requise par l’investissement envisagé ?
UNE ŒUVRE
Le projet du projet
Auto-critique
Est-il possible, envisageable, au milieu d’une entreprise de restauration architecturale nécessaire, de conserver la mémoire d’un lieu sans forcément en faire un lieu de mémoire ? Comment ne pas risquer par un trop-plein d’interventions un effacement, un enfouissement d’une expérience irréductible de l’ailleurs, qui inclut aussi comme telle l’expérience de l’Histoire, son écriture, son récit et ses archives ?
Les discours des architectes, paysagistes, urbanistes sur la supposée vérité du sens d’un lieu, plus communément connus sous le terme d’attention au contexte doivent être entendus pour ce qu’ils sont : des constructions. Il serait en effet douteux de qualifier la pertinence et la solidité d’une construction humaine du fait de son degré de respect pour une « nature» ou un « génie du lieu» évalué par les seuls champs disciplinaires de l’espace, lesquels sont marqués par leurs propres référents.
Tout établissement humain construit procède de cultures, croyances et savoirs a minima à la fois, sociaux, politiques, économiques qui ni ne dissolvent ni ne se résolvent dans la seule conception architecturale ou paysagiste.
Maints exemples attestent de la facilité déconcertante de déconnexion entre forme et fonction, entre récit (ou discours) et usages. Ce qui a été conçu, dessiné comme central, attirant, impressionnant de pertinence peut se retourner en son exact contraire, relégué, dégradé, marginalisé. Ou bien le contraire ; le temps long, les usagers pouvant aussi, stratifier, complexifier et métamorphoser ce qui avait une vocation unique.
Le défi de transmettre
L’un des enjeux actuels est de ne pas faire passer à la trappe à la fois la production de savoirs et l’énonciation des options de principe du projet à conduire, dans toutes leur épaisseur sociale, culturelle, scalaire, sous couvert de la seule logique de la consultation d’aménagement.
Il en va d’un nécessaire urbanisme, dont l’objet, j’ose dire l’artisanat essentiel, devrait être de construire une urbanité, soit les conditions de la civilité, la perspective d’une civilisation. Le terme d’urbanisme est ici employé non pas pour désigner un type de territoire -urbanisé, occupé, construit – ni une catégorie professionnelle, mais des enjeux politiques.
Cette posture renvoie à un registre distinct de celle de l’appel à l’expertise dans une relation quelque peu univoque à son commanditaire (fut-il public), puisqu’il s’agirait plutôt de promouvoir un art politique, public et sociétal, un art de la coproduction de et dans la cité.
La commande politique est alors de délibérer dans la cité des choix de fond, de contenu, de programme qui président à des choix de moyens et de formes, et non l’inverse.
Cultiver le respect de l’inhabitable
On songe à nombre de lieux à la fois d’histoire et de mémoires ; sites archéologiques de l’Antiquité, dont les traces matérielles parfois ténues ouvrent grand les mondes de l’imaginaire comme de la reconstitution scientifique ; camps d’internement, de concentration, d’extermination dont les traces volontairement effacées questionnent jusqu’à leur force de témoignage.
Voyages (dans le temps), expériences immersives, commémorations, toutes ses « catharsis » spatiales sont parties, sans trop de doutes, des apprentissages humains. Toutefois, leur généralisation, leur industrialisation ressemble au sciage de toutes les branches de l’Arbre… dont nous crions si fort l’imprescriptible préservation.
Pour cela il convient de ne pas mépriser le réel, ce qui est, au profit exclusif de ce que l’on voudrait qu’il soit. Ce qui est là est alors décrypté et chéri comme ce qui advient par des phénomènes croisés, non forcément entièrement ordonnés et programmés, mais aussi interstitiels, anachroniques, vernaculaires, jeux de mobilité des frontières.
Ainsi, il peut être visée une expérience de cet in-habitable dont la prison est une des formes, aux conditions de ne pas la recouvrir d’une programmation muséale, touristique reposant sur l’intensité de la fréquentation qui transformerait l’inabordable en son contraire par la force d’ouvrages à la démesure de l’entreprise.
Le projet de transmettre, sans disqualifier le patrimoine de la réalité présente, le choix de parler aujourd’hui comme demain de l’histoire de l’exil, de la relégation des hommes par d’autres hommes, au milieu des hommes, en des terres habitées et reliées – comme Ventotene- devraient mobiliser davantage que le fléchage préétabli de moyens qui sent un peu trop l’auto-promotion hâtive d’une époque par elle-même.
Pour aller plus loin, quelques ressources en lien :
- Le Manifeste de Ventotene (1941)
- « Entre isolement et connexion, les possibles d’une île : Santo Stefano » ( Brigitte Marin)
- Associazione per Santo Stefano in Ventotene (texte de 2011)
- Laboratoire de recherche et de documentation : Centro di ricerca e documentazione sul confino politico e la detenzione isole di Ventotene e Santo Stefano. qui fait partie du réseau des « paysages de la mémoire » : paessagi della memoria